Antoine Chainas parle de... Toxico de Bruce Benderson


La Carte Blanche est la proposition faite à un auteur de lui laisser la direction du blog le temps d'une chronique. Parce que les auteurs sont aussi des lecteurs, il m'a semblé intéressant qu'ils nous parlent de leurs coups de cœur.

Le troisième à accepter ma proposition est Antoine Chainas dont les deux premiers romans (Aime-moi Casanova et Versus) sont d'agréables surprises. Antoine... Je vous laisse les manettes...


Benderson est un cas à part dans la littérature américaine underground. Intellectuel de gauche, éternellement fasciné par les marges, il ne cesse, avec une constance frisant l'ascèse de s'y frotter, de s'y piquer, d'échouer à en saisir la substantifique moelle (bien moins glamour que ce que la plupart des films et des livres laissent à penser, quoi qu'on en dise) mais réussit là où peu ont rencontré de succès : en décrire la disparition annoncée - sans tambour ni trompette - au sein d'une société sans cesse plus hygiéniste.

Dans Toxico, à travers le parcours de quelques épaves flamboyantes dans le Times Square des années 80, épaves qui ressemblent bien à certains voisins de palier de l'écrivain à l'époque, Benderson décrit avec une humanité sans pareil, alternance de prosaïsme sec et de lyrisme déjanté, le crépuscule d'un monde interlope : celui du ban, des trans, des camés, des homos et des sidéens, celui des fous, des taulards, des putes et des arnaqueurs. Que les amateurs de grand frisson par procuration passent leur chemin : nul voyeurisme, dans la démarche du romancier, mais plutôt une tentative désespérée de saisir l'humain dans la déchéance extrême, tantôt subie, tantôt choisie. L'auteur sait, bien entendu, de quoi il parle. Il reste un des grands exégètes de la littérature underground aux Etats-Unis - je l'avais découvert en particulier via un long essai, brillant, publié pour la NRF sur le très controversé Sotos -, et il a vraiment côtoyé de près des marginaux qu'il décrit. Mais il n'est pas naïf au point de croire pouvoir en restituer la vérité : un blanc, intellectuel, issu de la bourgeoisie, ne peut, évidemment, appréhender que l'écume de la vraie misère. Conscient de cette limite ontologique, il se livre alors à un travail éminemment littéraire, à savoir bâtir la fiction, rendre bandant le mensonge, faire oeuvre de beau au ras du pavé, sans esthétisme, et, in fine, susciter l'émotion, l'empathie pour des personnages qui en méritent peu. C'est là le tour de force : lucide, tranchante, ô combien salutaire, la plongée en eaux troubles se fait avec sensibilité, tact, respect (quelques scènes sont littéralement bouleversantes : je pense en particulier à un enterrement où des trans' rendent un dernier hommage à l'une des leurs, disparue : métonymie parfaite de ce qui attend le quartier, pris dans la tourmente d'un savant travail de réhabilitation de la part de la municipalité new-yorkaise).

Cependant, rien n'est éludé : ni la maladie, ni le sang, ni les pulsions de mort qui motivent, animent et foudroient les protagonistes. Toxico est une oeuvre rare qu'il faut absolument (re)découvrir, d'autant plus que la traduction de Thierry Marignac reste un modèle du genre : le travail d'orfèvre, toujours en équilibre délicat entre argot des bas-fonds et passages ultra-stylisés, est restitué dans ce qu'il a de plus dangereux, de plus contradictoire, de plus beau et de plus fragile. A l'image de Benderson, sans doute.


1 commentaire:

Anonyme a dit…

C un très bon livre que j'ai beaucoup aimé.
Par contre je n'aurais pas aimé être à la place du traducteur mais il a réussi malgré la difficulté du langage, à rendre intelligible de manière magnifique la pensée de cet auteur.
On oublie souvent, quand on lit un écrivain étranger avec plaisir, que la traduction est essentielle : un chaînon peut être manquant et tout le livre est raté…
Merci à vous de le remarquer et de le souligner de manière aussi élégante.
Bonne route à vous qui avez un si bon œil !!!!