Antoine Chainas, Marin Ledun & Mona Cabriole


Après la chronique
des opus de Marin Ledun et d'Antoine Chainas, je vous offre quelques mots échangés avec ses deux auteurs. Ce sont deux auteurs qui se ressemblent beaucoup. De par leur façon de voir les choses, et de par leur littérature. Deux auteurs de talents, et deux hommes engagés dans leur façon de penser.
Leur aventure commune sur Mona Cabriole n'est qu'un prélude puisqu'après Marin, c'est Antoine qui prend les rennes du Poulpe. Puis Marin Ledun rejoint la belle équipe de la Série Noire. Ils étaient fait pour travailler sur un même projet.


Bonjour à vous deux, merci de m'accorder un peu de temps, je sais que vous êtes occupés. Justement sur quoi travaillez-vous en ce moment? ;-)

Antoine Chainas: Plein de choses mais rien dont je ne puisse parler précisément à l'heure actuelle puisque les projets ne sont pas finalisés et que je suis un grand superstitieux.

Marin Ledun: Je travaille actuellement sur plusieurs choses. Un projet de roman noir pour enfant. Mais aussi : mon prochain thriller, dans la même veine que celui qui sortira à la Série Noire en mars prochain, (La guerre des vanités) provisoirement intitulé Les chiens de faïence, qui porte sur la question de la souffrance au travail. C’est un projet qui me tient à cœur, que je reporte depuis plusieurs années, délicat parce que d’actualité, parce que je connais très bien le sujet et qu’il faut pouvoir traiter à froid (cf. Fred Vargas dit que « dans le roman policier, l'auteur n'est pas là pour montrer tout ce qu'il sait. Pas de voix off de l'auteur », j’y souscris) pour que l’impact soit important. Toujours sur cette question de la souffrance au travail, je suis beaucoup préoccupé par ce qui se passe aujourd’hui et depuis quelques années à France Télécom. J’ai co-publié quelques articles dans la presse quotidienne ou spécialisée avec la psychiatre du travail grenobloise B. Font Le Bret au sujet des suicides et des pulsions hétéro-agressives, parce qu’il me semble que cette question est aujourd’hui centrale pour comprendre les mutations des rapports sociaux, en ce qu’elle symbolise les limites d’une certaine organisation du travail, d’un type de management et d’un modèle économique. Je ne développe pas, mais il y a de quoi dire.


Nous sommes là pour parler de Mona Cabriole. Qu'elles étaient les informations indiquées dans la Bible de la série Mona Cabriole? Les règles impératives à suivre?
AC: Autant qu'il m'en souvienne, il s'agissait d'une gonzesse qui bossait dans le journalisme... J'ai bon jusqu'ici ? Pour le reste, pas de contraintes spéciales hormis le fait qu'il fallait que chaque opus se déroule dans un arrondissement de Paris et qu'il y ait quelques références rock'n roll. Les autres règles, en ce qui me concerne, étaient faites pour être transgressées et je rends grâce aux éditeurs de La Tengo qui m'ont vraiment laissé carte blanche sur ce coup-là. Etant donné la teneur de "Six Pieds", ce n'était pas forcément évident au départ. Une bible, oui, mais aussi beaucoup de liberté par rapport à cette dernière.

ML: Pas mieux qu’Antoine. L’intérêt des règles à suivre était précisément qu’elles pouvaient être transgressées, dans le sens où chaque auteur peut « traiter » le personnage de Mona Cabriole (à part son nom, dont je ne suis pas fan) comme il l’entend, avec son style propre, son univers. J’ai eu quelques difficultés au départ avec l’idée de cette jeune journaliste, belle, sportive, idéaliste, aux antipodes de l’idée que je me fais de la réalité économique de la presse (en dépit des intentions) aujourd’hui. J’ai donc choisi de noircir le trait, d’aller regarder du côté d’un certain mal-être du personnage. Ce qui a finalement été assez difficile, en premier lieu. Mona est quelqu’un de spontané, de volontaire, d’idéaliste, ce que je suis aussi, mais je ne suis pas sûr d’être à l’aise pour mettre en roman un personnage telle qu’elle est. D’où un certain malaise, parfois, une forme très légère de schizophrénie dans mon écriture. D’où aussi le choix du sujet : l’exploitation des sans-papiers en France. Et sa manière de le traiter : caricaturale.

Avez-vous accepté de suite cette aventure? Qu'est-ce qui vous attiré dans cette série?
AC: Oui. En fait, si j'ai bien compris, ce sont les éditeurs qui m'ont contacté par l'intermédiaire de Marin Ledun (merci à lui). Le reste s'est fait naturellement puisque le courant est bien passé avec Thomas Hédouin, directeur de collection à l'époque en charge du projet. Ce qui m'intéressait, encore une fois, était la contrainte et la possibilité de son contournement. Et au risque de me répéter, les éditeurs ont bien voulu me suivre : la marque d'une grande sagesse, indéniablement ;-)

N'est-ce pas un peu frustrant de faire partie d'un tout et de ne pas avoir la totale maîtrise d'un personnage?
AC: Non, pas du tout car l'intérêt d'un personnage récurrent, quel qu'il soit, c'est qu'on peut s'en emparer. L'orienter, le maltraiter ou l'élever, c'est selon... pourvu qu'il reste "en état de marche" à la fin de l'histoire.

ML: A l’inverse, je dirais que « oui ». C’est effectivement agréable de ne pas avoir à « créer » un personnage, qu’il arrive « tout cuit » dans l’histoire. Un personnage principal, c’est en soi déjà toute l’élément, le moteur, la structure et l’objet d’un roman. Là, il existait déjà, ce qui simplifie le travail, a priori. Mais du coup, ce personnage ne m’appartient pas vraiment et il est difficile de se le réapproprier. J’ai finalement décidé de prendre ça comme un jeu, et au final, je me suis bien marré à écrire ce roman court.

Pour vous, un tel roman est une récréation entre deux créations propres, ou une création à part entière qui vous prend autant de temps que vos autres romans?
AC: Il n'y a pas de différence dans ce cas précis puisque Mona est une infime partie d'un projet à l'origine beaucoup plus vaste et volumineux. Adapter cette partie pour Mona a permis de rendre le propos plus concis et d'en faire un opus unique qui n'aura pas à rougir, je l'espère en tout cas, à côté de ses petits camarades.
ML: C’est un exercice très différent pour moi. D’un côté, je ne parlerai pas de récréation, parce que je m’y investis autant, même si le volume du roman (150 pages) est faible, donc nécessite moins de travail sur le long terme. Un « gros » roman me prendre entre un an et deux ans de travail, de la documentation au point final. Là, ça se compte en mois. De plus, comme le personnage est déjà préexistant, l’investissement psychologique est moins important. Mais j’ai un rapport à l’écriture douloureux. Il m’arrive de prendre mon pied, en écrivant telle ou telle scène, et aussi quand j’élabore la structure du texte, et ce quel que soit le texte, mais j’ai pris la mauvaise habitude de souffrir avec mes personnages, d’investir beaucoup de moi-même dedans, ce qui n’est pas très récréatif. Par contre, on peut parler de récréation si l’on considère que Mona ne m’appartient pas, j’ai donc assez peu d’empathie pour elle, contrairement à un Eric Darrieux ou un Alexandre Korvine. De même, si l’on considère qu’on n’est pas seul à porter ce projet. Il y a le créateur de la série, Thomas Hédouin, qui a dirigé la collection les deux premières années, mais aussi les autres auteurs avec qui l’ont partage ce personnage et ses pérégrinations. Une sorte de « clan », d’autant plus fermé qu’il n’y a que 20 arrondissements à couvrir. J’ai fait la connaissance d’auteurs comme Laurence Biberfeld ou Thomas Hédouin, continué un bout de chemin avec d’autres que je connaissais déjà comme Antoine ou d’autres à paraître (mais dont je ne dévoilerai pas le nom). On tisse des liens, on découvre de nouvelles têtes. Je suis curieux de nature. Enfin, au-delà du plaisir littéraire, soyons clairs : participer à une collection comme la très sympathique « Mona Cabriole », c’est aussi, pour de modestes auteurs comme nous, une source de revenu. Ça pèse forcément dans la balance.
Du coup, est-il aisé de garder son identité propre, son style dans un tel exercice?
AC: Oui, pour les raisons déjà évoquées ci-dessus.
ML: Ma réponse sera plus ambivalente que celle d’Antoine, pour les raisons évoquées ci-dessus également. Disons, pour être positif que oui, parce que c’est une question de survie : je ne me vois pas « écrire comme » ou « à la manière de ».

L'idée de série de romans avec un personnage fleurit de plus en plus. le Poulpe est présent depuis de nombreuses années, mais on a eu Le Club Van Helsing est né il y a 3 ans de cela. Personnellement, cela me fait penser au vieux pulps américains, ces romans où l'essentiel est le personnage. Pas l'auteur. Qu'en pensez-vous?
AC: J'aime bien l'idée des Pulps, littérature directe, populaire et sans prétention. Mais je ne suis pas tout à fait d'accord sur la question de l'auteur qui y "perdrait son âme". Je crois qu'il est parfaitement possible de préserver son "intégrité artistique" en dépit des contraintes éventuelles. Ça fait partie du jeu et il est stimulant.

ML: Je n’ai pas d’idée très arrêtée sur la question. Ces collections m’attirent malgré moi. J’ai le plaisir et l’honneur de signer un Poulpe qui sortira en janvier prochain (Un singe en Isère), j’ai été contacté par Guillaume Lebeau qui s’occupait à l’époque chez Baleine de la collection CVH (mon projet est d’ailleurs toujours en cours et je ne désespère pas qu’il voit le jour dans quelques mois ou années). Il y a un côté ludique indéniable. Un côté artisanal qui me plaît. Certains lecteurs ou spécialistes du milieu s’agacent des différences de niveau entre contributions, de leur caractère très inégal. J’aurais plutôt tendance à m’en réjouir. D’abord, ça signifie qu’il ne suffit pas d’être un auteur reconnu pour y participer, donc qu’il n’y a pas de cercle fermé. Ensuite, cela montre que ce sont des collections ouvertes, contemporaines, aux prises avec leur temps. Et puis une collection qui se crée, même éphémère, c’est un peu comme l’ouverture d’une librairie : on peut y voir la promesse d’un avenir où le livre continue d’exister. Enfin, ces collections ont la particularité de ne pas se prendre au sérieux, tout en faisant leur travail le plus sérieusement du monde, ce qui est une philosophie de vie qui me convient assez bien.

Prêts tous deux pour une aventure similaire? Si oui, des idées qui vous attireraient particulièrement?
AC: Oui, bien sûr. Pour peu que je m'entende bien avec les personnes, car en ce qui me concerne, c'est la relation personnelle qui est privilégiée lors d'une collaboration - quelles que soient les contraintes par ailleurs. J'ai d'ailleurs, dans la même optique et à l'instar de Marin Ledun, écrit un Poulpe qui devrait paraître, selon toute vraisemblance, en septembre 2010.

ML: Une proposition ?

Pourquoi pas Marin. Une idée à réfléchir!...
Le mot de la fin. Je sais que vous êtes de grands lecteurs tous deux. pour vous, l'art de lire existe-t-il? Que signifie-t-il?
AC: Oui, dans certains cas, la lecture en tant que réception et décryptage d'un texte, peut devenir un art dans le sens où elle permet l'expression ; l'évolution d'une forme définitive (le texte) vers une forme flottante par essence(appropriation et interprétation). Mais comme tout les arts, il exige une dévotion, un labeur auxquels peu sont disposés à se soumettre sur la longueur.

ML: Bigre, c’est un bien grand (gros) mot pour moi. L’art de lire… Je ne suis pas certain de savoir ce que c’est, même si ça a l’air séduisant sur le papier. Peut-être dans le sens où la lecture permet une reconstruction permanente de nos propres représentations du monde. Je verrai ça comme ça : l’imaginaire d’un roman (quand il y en a) permet sans doute au lecteur, pour peu qu’il fasse cet effort, de réinterroger sa vision du monde, donc de la changer, de la revoir et d’avancer. Oui, ça serait peut-être cela, l’art de lire, la possibilité pour chacun de découvrir la part d’imaginaire radical qui bouillonne en chacun de nous et qui nous permet de faire évoluer (dans le bon sens, on le souhaite) notre vision du monde. Et pourquoi pas, de le rendre meilleur… Comme le dit Castoriadis, la rationalité nait dans l’imaginaire. Et il y a plus de lecteurs que d’écrivains, n’est-ce pas ?

1 commentaire:

MiKa ... a dit…

Merci Fabien pour cet entretien avec Marin et Antoine ! Deux des auteurs français que j'apprécie le plus en ce moment par leurs écrits bien sûr mais aussi pour leur accessibilité et la force qu'ils donnent à leurs récits.
Je devrais bientôt m'attaquer à "Six pieds sous les vivants". Le précédent opus, de Marin, était une véritable bombe, je pense que je ne serai pas déçu par celui d'Antoine.
A bientôt
MiKa