Marin Ledun parle de... 92 jours de Larry Brown


La Carte Blanche est la proposition faite à un auteur de lui laisser la direction du blog le temps d'une chronique. Parce que les auteurs sont aussi des lecteurs, il m'a semblé intéressant qu'ils nous parlent de leurs coups de cœur.

Marin Ledun, auteur de Modus Operandi et Marketing viral, me fait le plaisir d'entamer ce projet avec la chronique d'une nouvelle de Larry Brown intitulée 92 jours


Nouvelle extraite de Dur comme l’amour, troisième livre de Larry Brown publié en 1990, recueil de dix nouvelles, 92 jours (Gallimard, Folio, 2003) raconte trois mois de l’histoire de Léon Barlow, écrivain fauché du Mississipi, essuyant refus sur refus de chaque éditeur à qui il envoie son travail, avouant un net penchant pour les pick-up et la bière, subissant les affres d’un divorce, privé de ses deux enfants et embarqué dans le tourbillon infernal d’une vie que l’on croirait tout droit calquée sur le scénario d’Un jour sans fin de Harold Ramis. Car là se situe bien la trame burlesque et ô combien jouissive de 92 jours : descente aux enfers, sursaut créateur, descente aux enfers, sursaut créateur, descente…

En refermant le livre, on imagine sans peine que les années précédentes ont été identiques et que la suite sera la même, à moins qu’un malheureux accident ne vienne mettre un terme à cette vie en ruban de Möbius, cette surface fermée dont le bord se réduit à un cercle dont Lacan nous dit qu’elle est dépourvue d’image spéculaire. La vie de Léon Barlowe est ainsi : quelle que soit la période à laquelle on l’observe, quel que soit le lieu, elle est toujours identique à elle-même, se reproduisant de manière infinie, à l’image de la vie humaine.

Larry Brown nait à Oxford dans le Mississippi. Après avoir exercé de multiples petits boulots (bucheron, charpentier, peintre, nettoyeur de moquettes, tailleur de haies) il est pompier pendant seize ans. En 1990 il décide de se consacrer entièrement à l'écriture. Rapidement reconnu comme un grand romancier, il construit une œuvre fortement inspirée par William Faulkner ou par Charles Bukowski. Ses livres (Joe, Sale Boulot...), tournent autour du bien et du mal, de la tentation, du sacrifice et de la rédemption. Avec 92 jours, il dresse le portrait d’un écrivain illustre inconnu, noyé dans les pièges du processus de création. Un personnage bergsonien type, fantasmant une éditrice, Betti Deloreo, sans jamais l’avoir vue, et refusant les avances de Lynn, une jeune et jolie barmaid susceptible de le sortir de l’hébétude de sa vie. Réalisme cru, cynisme… Brown doit la puissance de son récit à des personnages et des lieux décrits avec précision, rappelant la force des textes de Steinbeck ou d’Erskine Caldwell dans Un pauvre type et dans Le doigt de Dieu. Comme chez Bergson, le rire y est le placage du mécanique sur le vivant. Le comique de situation qui ressort des mésaventures de son héros ressemble moins à de la moquerie qu’à une punition de la société envers les êtres comme Léon Barlowe qui s’écartent de la norme. Comme Bergson, il soutient une conception dualiste de l’être: l’esprit existe par lui-même, n’est pas le produit de l’activité biologique du cerveau, et est indépendant du corps – ici détruit par l’alcool et la débauche. D’un côté la pureté du texte, de l’activité littéraire et artistique. De l’autre, la déchéance organique du corps d’un homme à qui le champ éditorial refuse son droit d’entrée. Raccourci simpliste qui amène pourtant Brown à nous transporter pendant 136 pages, sans que le sourire ne nous quitte ni un arrière-goût de jouissance malsaine consistant à regarder son héros refuser les portes de sortie qui lui sont offertes.

Une écriture parfois salace, toujours originale, très noire dans sa description pointilleuse et sans concession des « petits blancs » du sud des Etats-Unis, misérables, incultes et souvent méchants, vivant tellement hors de la société qu’elle finit par les oublier, mais une écriture toujours efficace, dénonçant une société machiste, violente et paumée, dans la lignée du très grand Ken Bruen (Délirium Tremens). Un plaisir de lire indéniable.
A découvrir ou à relire sans modération.


Retrouvez Marin Ledun sur son blog: http://marin-ledun.pourpres.net

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1 commentaire:

Anonyme a dit…

92 jours! Un roman entraînant et secouant! Heureusement pour toi, le démarrage a été plus facile.:-)